COURONNEMENT
Le lendemain aurait peut-être effectivement été un jour meilleur, mais Ben Holiday n’eut pas l’occasion de le savoir.
Il dormit d’un sommeil peuplé de rêves véridiques et fantastiques. Il rêva qu’il retrouvait Annie vivante, mais que son euphorie d’être avec elle et de l’aimer était troublée par le sentiment diffus de ne pas pouvoir rester et de devoir la perdre encore. Il rêva que Miles, caustique et cynique, lui répétait à chaque détour d’une promenade dans les rues de Chicago, bordées de Bonnie Blues : Je te l’avais bien dit. Il rêva encore d’avocats, de salles d’audience où des jurés kobolds poussaient des sifflements et où les juges avaient des airs de chiens hirsutes.
Il rêva, et le monde lui échappa.
Lorsqu’il s’éveilla, c’était le matin. Il était couché dans sa chambre, une vaste pièce tendue de tapisseries et de tentures de soie, décorée de chêne ciré et d’armoiries taillées dans la pierre. Son lit à baldaquin était un grand sarcophage de chêne et de fer qui aurait tout aussi bien pu faire office de péniche. Il sut que le matin était là car un rai de lumière filtrait par les hautes fenêtres cintrées. Mais cette lumière restait un halo gris filtré et décoloré par la brume. Sa chambre était baignée de silence, tout comme les pièces alentour. Le château était une coquille de pierre.
Cependant, il y régnait une douce température. Bon Aloi avait l’aspect d’un cachot et n’avait même pas l’attrait esthétique du plus Spartiate des gratte-ciel de chrome et d’acier, mais à l’intérieur, on se sentait chez soi. Tout y était chaud au toucher, depuis le sol sur lequel Ben avait marché jusqu’aux murs qu’il avait frôlés. Cette douceur était dans l’air, malgré le brouillard et la grisaille. Elle circulait comme un fluide vital. Le château était bien, comme le disait Questor, un être vivant.
Le réveil fut agréable. Ben se sentait en sécurité et protégé, comme lorsqu’on est dans sa propre maison. Il s’étira et jeta un coup d’œil à la table de nuit, sur laquelle il avait posé son sac, et aperçut Questor Thews qui le regardait, assis sur une chaise à haut dossier.
— Bien le bonjour, Ben Holiday, salua-t-il.
— Bonjour.
— Vous avez bien dormi, j’espère ?
— Très bien, je vous remercie.
— Parfait. Vous avez devant vous une journée bien remplie.
— Ah bon ?
— Oui, Noble Seigneur, reprit Questor en souriant d’une oreille à l’autre. C’est votre couronnement. Aujourd’hui, vous serez sacré roi de Landover.
— Aujourd’hui ? (Ben cligna des yeux et sentit son estomac se nouer.) Attendez, Questor. Vous voulez dire que c’est aujourd’hui le couronnement ? Mais hier encore, vous m’avez dit qu’il n’aurait pas lieu avant plusieurs jours, parce qu’il vous fallait le temps d’annoncer la nouvelle à tous ceux que cela concernait.
— Euh… oui, j’admets que j’ai dit cela, mais… (L’enchanteur contorsionnait son visage comme un enfant qui a fait une bêtise.) Le problème, c’est que ce n’était pas hier.
— Ce n’était pas… ?
— Parce que nous ne sommes pas demain.
Ben, devenu rouge, s’assit soudain dans son lit.
— Mais qu’est-ce que vous êtes en train de me dire, enfin ?
— Noble Seigneur, vous avez dormi une semaine.
Ben le regarda en silence. Le magicien lui rendit son regard. La pièce était plongée dans un tel silence que Ben entendait le son de sa propre respiration.
— Comment ai-je pu dormir si longtemps ? demanda-t-il enfin.
Questor joignit les doigts devant son visage.
— Vous vous souvenez du vin que vous avez bu ? Celui que je vous ai donné ? Eh bien, j’y avais ajouté une pincée de soporifique pour vous permettre de passer une bonne nuit. C’était dans la magie que j’ai utilisée, juste un petit mouvement et une certaine inflexion dans la voix. (Il joignit le geste à la parole.) Le problème, c’est que j’en ai trop fait. La pincée est devenue poignée, et… vous avez dormi une semaine.
— Une simple erreur de formule, hein ? ironisa Ben.
— Oui, c’est cela, je crois… s’excusa Questor, très nerveux.
— Eh bien moi, je n’en crois rien ! Vous me prenez pour le dernier des imbéciles ? Vous l’avez fait exprès, je parie ! Vous m’avez endormi pour m’empêcher de partir ! Vous croyez peut-être que j’avais oublié la période de réflexion de dix jours qui figure au contrat ? J’avais dix jours pour me retourner et récupérer mon argent si je n’étais pas satisfait. Ne me dites pas que vous l’ignoriez ! À présent, huit de ces dix jours se sont écoulés ! Cela tombe drôlement bien, vous ne trouvez pas ?
— Un instant, je vous prie, coupa Questor, raide d’indignation. Si mon intention avait réellement été de vous retenir ici à Landover, je ne me serais pas compliqué l’existence à vous parler du somnifère ! Je me serais contenté de vous faire croire que vous n’en étiez qu’à votre deuxième jour, et ainsi les dix jours complets seraient passés sans même que vous le soupçonniez !
Ben le considéra un instant, puis retomba sur son oreiller.
— Je crois que vous avez raison. Je vous dois certainement des excuses, mais franchement je suis trop furieux pour vous les présenter. J’ai perdu toute une semaine à cause de vous ! Et pendant mon sommeil, vous avez continué comme si de rien n’était à préparer le couronnement, envoyé les invitations et tout et tout ! Heureusement que je me suis réveillé à temps, sinon vous auriez dû organiser la cérémonie au pied de mon lit !
— Oh, j’ai su que vous vous réveilleriez à temps lorsque je me suis rendu compte de mon erreur, se hâta de préciser Questor.
— Dis plutôt que tu espérais savoir, intervint Abernathy, apparu sur le pas de la porte avec un plateau dans les pattes. Petit déjeuner, Noble Seigneur ?
Il apporta le plateau et le déposa sur la table de nuit.
— Merci, grommela Ben qui foudroyait toujours Questor du regard.
— Je savais, insista celui-ci.
— Quelle belle journée pour un couronnement, dit Abernathy. J’ai préparé vos vêtements de cérémonie. Ils ont été retouchés afin de vous aller à la perfection. J’ai eu tout le temps de prendre vos mesures pendant votre sommeil.
— Je crois bien ! Une semaine entière ! s’écria Ben en mâchant une tartine.
— Pas tout à fait, objecta Abernathy. Nous aussi avions bu du vin, Noble Seigneur.
— C’était une maladresse involontaire, répéta Questor, les sourcils froncés.
— Comme tu en fais si souvent, répliqua Abernathy.
— Tu préférerais peut-être que je m’abstienne totalement de vous aider !
— Rien ne me ferait plus plaisir, en effet !
Ben leva les mains en signe de paix.
— Du calme ! Ça suffit ! (Il les regarda tour à tour.) Je ne veux plus de disputes. J’en ai eu assez lorsque j’étais avocat. Je veux des réponses. J’ai dit hier soir que je voulais connaître toute l’histoire de la vente de ce royaume, enfin, pas hier soir, mais le dernier soir où je vous ai parlé. C’est peut-être le moment, Questor.
Le magicien se leva, jeta un regard noir à Abernathy et se tourna vers Ben.
— Vous aurez toutes les explications, Noble Seigneur. Mais vous devez vous résoudre à ne les entendre que lorsque nous ferons route vers le Cœur. Le couronnement doit avoir lieu à midi, et nous devons partir immédiatement si nous voulons arriver à l’heure. J’ajoute qu’avec les deux jours qui vous restent vous avez tout le temps d’utiliser le médaillon afin de retourner chez vous, si tel est votre bon plaisir.
Il suivit Abernathy et tous deux quittèrent la pièce. Ben les regarda partir.
— Une semaine entière, murmura-t-il.
Il repoussa le plateau et descendit de son lit.
Ils partirent sur l’heure : Ben, Questor, Abernathy et les deux kobolds. Lorsqu’ils eurent pénétré dans la forêt, Questor dit à Ben :
— Je crois qu’il vaut mieux commencer par le commencement.
Ils cheminaient côte à côte un peu en avant des autres ; la démarche étudiée et mal assurée, l’enchanteur se tenait courbé en avant, la tête basse.
— Les problèmes de la monarchie ont commencé à la mort du vieux roi, il y a plus de vingt ans. Les choses étaient très différentes alors. Le vieux roi avait le respect de tout le peuple de Landover. Depuis cinq générations, sa famille régnait avec compétence. Personne ne défiait son autorité, ni Nocturna, ni même la Marque d’Acier. Il y avait une armée, des serviteurs et des lois pour gouverner le tout. Les coffres étaient pleins, le trône protégé par la magie. Bon Aloi n’était pas atteint par le Ternissement. Il était astiqué et brillait comme un sou neuf, et l’île sur laquelle il est bâti était le plus bel endroit du royaume. Il y avait des fleurs, du soleil, et pas de brume ni de nuages.
Ben se tourna vers lui. Il portait une tunique de soie rouge à attaches d’argent et un pantalon, avec des bottes montant jusqu’au genou. Abernathy tenait son habit de cérémonie, sa couronne et les chaînes, symboles de sa fonction de roi.
— Questor, j’ai le regret de vous dire que votre explication commence comme un mauvais conte de fées.
— La suite est pire encore, Noble Seigneur. Le vieux roi mourut en ne laissant qu’un fils, encore enfant, comme héritier au trône. Le précepteur du garçon était un magicien de grand talent, mais sans scrupules. Il était plus proche de l’enfant que son père lui-même, s’étant occupé de lui depuis la mort de sa mère et durant les longues absences du roi. Ce petit prince était un garnement que Landover ennuyait et que les responsabilités attachées à sa naissance contrariaient. Le magicien usa de ces faiblesses. Il cherchait depuis quelque temps un moyen de quitter son existence, selon lui limitée. Il était enchanteur royal, comme moi aujourd’hui, et se croyait appelé à de plus hautes destinées. Mais les magiciens royaux sont liés au trône et au royaume par un sortilège, et il ne pouvait quitter le roi que si celui-ci le libérait expressément. Il employa donc sa grande éloquence et parvint à convaincre le prince qu’ils devaient tous deux quitter Landover.
Il s’interrompit et tourna légèrement son visage de hibou vers Ben.
— Ce sorcier est mon demi-frère, Noble Seigneur. Vous le connaissez sous le nom de Meeks.
— Ah ! Je commence à comprendre, dit Ben en secouant lentement la tête.
— Le problème, quand on quitte Landover, c’est qu’on ne peut rien emporter. La magie ne le permet pas. Ni mon demi-frère ni le fils du roi ne pouvaient supporter cette idée, alors ils ont mis au point un plan consistant à vendre le trône à quelqu’un venu d’un autre monde. Si un étranger venait à acheter Landover, mon demi-frère et le prince ratisseraient l’argent dans cet autre monde et contourneraient ainsi les lois d’ici, qui leur interdisent d’emporter quoi que ce soit. De cette façon, ils pourraient vivre à l’aise quel que soit l’univers d’origine de l’acheteur.
— Comment leur choix s’est-il porté sur le mien ?
— Ils se sont documentés. Les habitants de votre monde étaient les plus susceptibles d’être attirés par la vie d’ici. Landover correspond à leurs rêves fantastiques.
— Oui, enfin presque… objecta Ben.
— Hum ! Le temps passait, et mon demi-frère continuait à corrompre le prince, qui devint bientôt un jeune homme. Celui-ci n’avait jamais voulu du trône, de toute façon. Il l’aurait vite abandonné, si les circonstances l’avaient demandé, et pourvu qu’il soit assuré de son confort ailleurs. La responsabilité de faire en sorte que cela se réalise incombait à mon demi-frère. Il lui fallut de la patience et de l’habileté. Et durant tout ce temps, le royaume s’effondrait. La magie ne fonctionne que proportionnellement au dévouement du souverain, qui était maigre à l’époque. Le trésor fondit. L’armée se dispersa. Les lois furent bafouées. La population perdait peu à peu son unité et se scindait en factions armées. Le commerce cessa presque entièrement. Bon Aloi, qui n’avait ni maître ni gens pour s’occuper de lui, tomba sous la coupe du Ternissement. Les cultures furent elles aussi affectées, car elles se desséchèrent et furent perdues. Mon demi-frère et le prince se trouvèrent forcés de vendre… euh… comment dites-vous dans votre monde, Noble Seigneur ? chat en poche à un client naïf.
Ben leva les yeux au ciel.
— Vous êtes d’une éloquence rare, Questor.
— Mais vous savez, Noble Seigneur, les choses n’en resteront pas forcément là, et c’est ce que j’essaie de vous expliquer. Un roi fort et avisé peut rendre à Landover son abondance d’antan. C’est pourquoi j’ai repris l’habit d’enchanteur royal lorsque mon demi-frère l’a délaissé, et accepté de l’aider à trouver preneur pour le trône. C’est même moi qui ai rédigé le descriptif du catalogue.
— C’est vous qui avez fabriqué ce tissu de mensonges ? demanda Ben, stupéfait.
— C’était pour attirer la personne qu’il fallait : courageuse et visionnaire ! (Il tendit un doigt décharné vers Ben.) Et ce n’est pas un tissu de mensonges ! Ce que j’ai fait était indispensable, Noble Seigneur. Landover doit revivre. Il n’a que trop dépéri avec la déchéance de l’autorité du vieux roi, et perdre la magie serait le détruire tout à fait.
— On l’a déjà entendu, ton discours, grogna Abernathy qui marchait derrière lui. Épargne-le-nous.
L’enchanteur lui jeta un regard courroucé.
— Je ne dis que ce qu’il est nécessaire de dire. Si tu es fatigué de m’entendre, ferme tes oreilles.
— Questor, il y a quelque chose que je ne comprends pas dans tout cela, dit Ben pour remettre la conversation sur le bon chemin. Si vous tenez tellement à Landover, pourquoi avez-vous laissé votre demi-frère et le prince mettre le pays à genoux ? Qu’avez-vous fait pendant toutes les années qui ont suivi la mort du roi ? Où étiez-vous lorsque le trône était vide ?
Questor Thews leva les mains et implora :
— Je vous en prie, Noble Seigneur, une seule question à la fois ! Vous devez comprendre qu’à ce moment-là je n’étais pas enchanteur royal. Mon demi-frère l’était. Et même s’il m’en coûte de l’admettre, je ne suis pas aussi doué que lui. Je ne suis que l’ombre de son talent.
— Ma plume, mon vélin, je veux noter ça ! s’écria Abernathy.
Questor fit semblant de n’avoir rien entendu.
— Pourtant, je fais des progrès, maintenant que je suis officiellement enchanteur royal. Lorsque mon demi-frère occupait ce poste, je n’avais pas de titre, je n’étais qu’un apprenti, trop vieux pour rester mais incapable de trouver du travail dans le royaume. J’ai pas mal voyagé, pour essayer d’apprendre un peu de magie chez les fées, pour tenter de trouver de quoi m’occuper. Plusieurs années après la mort du vieux roi, mon demi-frère m’a fait appeler afin que j’aide à l’administration de la Cour. Il m’a expliqué ses projets de départ et de vente du trône, et m’a nommé enchanteur royal et conseiller du nouveau souverain.
« Il pensait que je lui causerais peu d’ennuis, n’étant qu’un mauvais magicien, un raté. Il croyait que, tout heureux de mon titre, je lui obéirais aveuglément. Je l’ai laissé croire cela, Noble Seigneur. J’ai fait semblant de coopérer, car c’était la seule façon de sauver le pays. Il fallait un nouveau roi, si l’on voulait que les choses s’arrangent. J’étais bien décidé à trouver ce roi. J’ai même persuadé mon demi-frère de me laisser rédiger la légende de l’avis de vente. »
— Et me voilà, conclut Ben.
— Vous voilà, répéta Questor.
— Plus pauvre d’un million de dollars.
— Et plus riche d’un royaume.
— Mais mon argent est parti pour toujours, hein ? Le contrat que j’ai signé, c’était une arnaque ? Meeks et le prince se sont envolés avec mon argent et je suis coincé ici pour le restant de mes jours ?
Questor observa longuement Ben, puis secoua la tête.
— Non, Noble Seigneur, vous ne resterez ici qu’aussi longtemps que vous le désirerez. Le contrat était valide, la clause de réflexion aussi, et l’argent vous attend, si vous repartez sous dix jours.
Ce fut au tour de Ben de regarder son interlocuteur avec des yeux ronds.
— Ça alors, murmura-t-il. Vous n’étiez pas obligé de me dire cela, vous savez. Vous auriez pu me faire croire que l’argent était parti et que je devais rester.
— Non, répondit l’enchanteur tristement, jamais je ne pourrais faire cela, Noble Seigneur.
Ils continuèrent à cheminer en silence. Ben passa en revue tout ce que Questor venait de lui apprendre. Huit des dix jours dont il disposait pour se dédire s’étaient écoulés. Cela lui laissait le jour même et le lendemain pour décider si oui ou non il allait abandonner son achat et rentrer chez lui. Il le pouvait, Questor le lui avait assuré. Et il croyait Questor. La question n’était pas tant de pouvoir, mais de vouloir. Rien à Landover ne correspondait à la publicité du catalogue, sauf au sens large – très large. En termes légaux, la somme perçue était démesurée par rapport aux prestations fournies.
Et pourtant… (le plaignant laissa la place au défendeur) et pourtant, il y avait à Landover quelque chose d’indéfinissable qui le retenait. Certainement le défi que cela représentait. Il se força à le reconnaître, à être honnête avec lui-même. Il n’aimait guère reculer. S’avouer vaincu. Admettre qu’il avait eu tort de venir là, de payer un million de dollars un rêve qui n’était vraiment rien d’autre qu’un rêve (mais pas celui qu’il aurait voulu), cela lui faisait mal. Il était avocat et avait l’instinct et la ténacité d’un avocat ; il détestait reculer devant un combat. Il y avait certainement un combat à livrer à Landover, car la souveraineté du trône était réduite en miettes, et il faudrait fournir un effort titanesque pour la restaurer. S’en croyait-il incapable ? Était-il incapable de se mesurer aux sujets qu’il devait gouverner ?
Miles lui aurait dit que cela ne valait pas le coup. Il aurait levé les yeux au ciel et serait retourné à la civilisation, aux ascenseurs et aux taxis. Tous ses confrères en auraient fait autant.
Ben croyait toujours qu’il pouvait faire de Landover son pays. Et puis, l’argent n’est jamais que de l’argent. Un million de dollars ? Il entendait encore l’exclamation incrédule de Miles et le revoyait agiter les bras en signe de dégoût.
Ben se surprit à sourire à cette idée.
Il était midi juste lorsque le brouillard et les arbres s’effacèrent presque sans transition. La petite troupe entra dans une clairière baignée de soleil, où croissait une brillante herbe verte, dorée et cramoisie. Des Bonnie Blues poussaient tout autour, régulièrement espacés et parfaitement formés, et seuls ceux placés au fond, près de la forêt, montraient les signes de flétrissement que Ben avait remarqués en arrivant. Des troncs de chênes brunis formaient une estrade et un trône au centre de la clairière. Des montants d’argent poli s’élevaient aux quatre coins et portaient de gros cierges blancs tout neufs. Des drapeaux de diverses couleurs, des insignes flottaient derrière l’estrade, et partout gisaient des coussins de velours blanc.
Le bras de Questor décrivit un large demi-cercle.
— Voici le Cœur, Noble Seigneur, dit-il doucement, c’est là que vous serez couronné roi de Landover. Venez.
Ils s’avancèrent en silence, se glissant entre les rangées de coussins de velours jusqu’au centre de la clairière, où attendaient le trône et l’estrade. De douces senteurs emplissaient l’air de midi, et les couleurs brillantes des herbes et des arbres se mêlaient avec une aisance presque liquide. Ben trouva qu’il émanait de ce lieu une sensation de paix et de recueillement rappelant l’église où on l’emmenait le dimanche matin, lorsqu’il était petit garçon. Il s’étonna d’en avoir conservé le souvenir.
Ils s’arrêtèrent devant l’estrade. Ben promena son regard alentour. Le Cœur était pratiquement désert. Quelques bergers et fermiers d’aspect misérable, avec femme et enfants, se tenaient d’un air gauche à la lisière de la clairière, et chuchotaient entre eux tout en observant Ben. Une demi-douzaine de chasseurs, en tenue de forestiers, étaient groupés dans l’ombre de la forêt, où le soleil ne pénétrait pas. Un mendiant, attifé d’un pantalon de cuir craquelé et d’une tunique, était assis en tailleur au pied d’un chêne desséché.
À part eux, il n’y avait personne.
Ben fit la grimace. Il y avait dans les yeux de ces bougres une expression troublante de lassitude et de terreur.
— Qui sont-ils ? demanda Ben tout bas.
Questor jaugea la maigre foule et détourna son regard.
— Ce sont les spectateurs.
— Les spectateurs ?
— Oui, du couronnement.
— Comment ? Où sont tous les autres ?
— Ils se font attendre, comme les jolies femmes, peut-être, plaisanta Abernathy sans l’ombre d’un sourire.
Ben prit Questor par l’épaule et le força à s’approcher.
— Qu’est-ce qui se passe, Questor ? Où sont-ils tous ?
Le magicien se frotta nerveusement le menton.
— Il est possible, évidemment, que ceux qui viendront soient un peu en retard, peut-être retenus par un événement imprévu et…
— Une minute, interrompit Ben. Répétez-moi ça un peu ? Ceux qui viendront ? Insinuez-vous que certains n’ont pas l’intention de venir ?
— Eh bien, euh, ce n’était qu’une façon de parler, Noble Seigneur. Je ne doute pas que tous ceux qui le peuvent se déplaceront.
Ben croisa les bras sur sa poitrine et regarda Questor droit dans les yeux.
— Et moi, je suis le père Noël. Écoutez, Questor, je suis au monde depuis assez longtemps pour savoir faire la différence entre une vessie et une lanterne. Alors, qu’est-ce qui se passe ?
Gêné, l’enchanteur dansait d’un pied sur l’autre.
— Euh… eh bien, vous voyez, la vérité, c’est qu’il ne viendra presque personne.
— C’est-à-dire ?
— Peut-être deux ou trois spectateurs.
Abernathy intervint et lança :
— Il veut dire qu’il n’y aura que nous quatre, Noble Seigneur, et ces malheureux, là, sous les arbres.
— Nous quatre, c’est tout ? C’est le premier couronnement depuis plus de trente ans à Landover, et personne ne vient ?
— Vous n’êtes pas le premier, Noble Seigneur, souffla Questor.
Il y eut un long silence.
— Comment ?
— Il y en a eu d’autres avant vous, d’autres souverains de Landover depuis la mort du vieux roi. Vous n’êtes que le dernier en date à monter sur le trône. Je regrette que vous deviez entendre cela maintenant. J’aurais préféré vous le dire plus tard, après la cérémonie, et…
— Combien d’autres ? demanda Ben, rouge de colère.
— … ainsi, nous aurions… Que dites-vous ?
— De rois, bon sang ! Combien de rois ?
— Plusieurs dizaines, peut-être. Pour ne rien vous cacher, j’ai oublié.
— Plusieurs dizaines ?
Ben n’y croyait pas. Ses bras tombèrent le long de son corps et les muscles de son cou se contractèrent.
— Je comprends que vous ayez renoncé à les compter ! Et aussi pourquoi personne ne se donne plus la peine d’assister aux couronnements !
— Au début, ils venaient, bien sûr, continua Questor d’une voix au calme insupportable. Ils venaient parce qu’ils y croyaient. Et même après avoir cessé d’y croire, ils ont continué à venir par curiosité. Mais pour finir, ils ne sont même plus curieux. Nous avons eu trop de rois, Noble Seigneur, qui n’étaient pas de vrais monarques. (Il fit un geste vers les quelques spectateurs assemblés à l’orée de la forêt.) Ceux-là ne viennent que parce qu’ils n’ont rien de mieux à faire.
On entendit alors un roulement de tonnerre, sonore et assez proche, profond et soutenu, qui résonna dans les arbres et ébranla le sol. Les kobolds sifflèrent et couchèrent les oreilles. Ben se redressa, attentif. Abernathy grognait. Questor saisit le bras de Ben et lui ordonna :
— Montez sur l’estrade, Noble Seigneur ! Vite ! Allez, dépêchez-vous ! Ce sont les démons qui arrivent !
Cette raison suffit à décider Ben. Les kobolds couraient déjà, et il les suivit. Le tonnerre grondait autour d’eux.
— On dirait bien que vous aurez du public, après tout, dit Abernathy.
Il gravit à quatre pattes les marches de l’estrade, perdant presque les habits de cérémonie et les chaînes honorifiques. Ben monta à sa suite, jetant un regard inquiet par-dessus son épaule. À part les quatre compagnons, le Cœur était vide. Les fermiers, les bergers, leurs familles, les chasseurs et le mendiant, tous s’étaient égaillés parmi les ombres protectrices de la forêt. La brume et les ténèbres, de plus en plus denses, semblaient se resserrer autour de la clairière ensoleillée.
— Aide notre Noble Seigneur à passer son habit et ses chaînes, lança Questor à Abernathy tout en se hâtant de les rejoindre sur l’estrade. Vite !
Abernathy se dressa sur ses pattes arrière et aida Ben à s’habiller. Celui-ci regardait avec appréhension l’entrée noire du tunnel qui leur faisait face.
— Attendez, Questor, je ne suis plus très sûr de vouloir faire cela.
— C’est trop tard, Noble Seigneur, vous le devez ! Faites-moi confiance. (Son visage exprimait une détermination infaillible.) Il ne vous arrivera rien.
Ben trouvait qu’il y avait de quoi se poser des questions, mais Abernathy attachait déjà sur lui la robe de cérémonie et les chaînes. Pour un chien, il était étonnamment adroit, mais Ben s’aperçut en observant ses pattes que celles-ci comportaient des doigts grossiers à plusieurs phalanges.
— Même cette partie-là, il l’a ratée, ironisa Abernathy en surprenant le regard de Ben. Espérons qu’il vous réussira mieux.
Les ombres et la brume se rejoignirent et tourbillonnèrent à l’extrémité de la clairière comme de l’encre qu’on mélange. L’air calme se transforma soudain en un vent sonore. Le tonnerre annonçant l’approche des démons culmina en un tremblement violent qui secoua toute la forêt. Les rafales s’acharnaient sur les vêtements de Ben comme pour les lui arracher. Abernathy recula d’un pas, grognant sauvagement, et les kobolds sifflèrent comme des serpents en découvrant largement les dents.
Alors les démons sortirent du brouillard et des ténèbres, et se matérialisèrent comme s’ils étaient passés à travers un trou dans les airs. C’était une armée de minces silhouettes en armure, aussi sombres que la nuit. Leurs armes et leurs cuirasses cliquetaient, et les sabots de leurs monstrueuses montures serpentines tambourinaient sur la pierre et la terre. Le groupe ralentit et s’arrêta. Des dents blanches et des yeux rouges brillaient dans la nébulosité, des griffes et des épines dorsales s’élevaient de toutes parts, comme si tous ne formaient qu’un. Forte de plusieurs centaines d’individus, l’armée faisait face à l’estrade, mal alignée, se pressant entre la forêt et les coussins. Le son de leur souffle emplissait le vide laissé par la disparition du tonnerre. Le vent hurla une fois encore, puis tomba.
La clairière résonnait de nombreux souffles rauques et lourds.
— Questor ? demanda tout bas Ben, figé sur place.
— Tenez-vous bien droit, Noble Seigneur, chuchota le magicien.
La horde de démons s’agita, tous levèrent leurs armes dans un même mouvement, et un hurlement démentiel sortit de cent gorges. Abernathy recula en claquant des mâchoires. Les kobolds semblaient devenus fous, ils sifflaient et criaient furieusement, agenouillés de part et d’autre de Ben.
— Questor…
C’est alors que parut la Marque d’Acier. Les démons ouvrirent leurs rangs et il sortit d’entre la masse. Il chevauchait son serpent ailé, créature mi-reptile, mi-loup, sortie du plus affreux des cauchemars. La Marque portait une armure noire, opaque et usée, toute hérissée d’armes et de pointes dentelées. Un heaume à tête de mort reposait sur ses épaules, visière baissée.
Ben Holiday aurait donné cher pour être ailleurs. Questor Thews fit un pas en avant.
— À genoux, Noble Seigneur, siffla-t-il.
— Quoi ?
— À genoux ! Vous allez être couronné ! Les démons sont venus pour en être témoins, et nous ne devons pas les faire attendre. Agenouillez-vous pour prêter serment !
Ben obéit sans quitter les démons des yeux.
— Posez vos mains sur le médaillon, ordonna Questor. (Ben sortit le bijou de sous ses vêtements et s’exécuta.) Maintenant, répétez : « Je ne ferai qu’un avec le royaume et son peuple, serai fidèle à tous et ne me rendrai coupable de trahison, obéirai aux lois de la monarchie et de la magie, tel que j’en fais le serment devant le monde auquel je suis venu – roi, de ce jour. »
Ben hésitait toujours.
— Questor, je n’aime pas…
— Répétez, Ben Holiday, si vous voulez vraiment être le roi que vous avez promis de devenir !
L’admonestation était directe et ferme, comme venue d’un autre que Questor Thews. Ben soutint son regard. On entendait les démons s’agiter.
Ben leva le médaillon afin que chacun pût le voir clairement. Il garda ses yeux fixés sur ceux de Questor.
— Je ne ferai qu’un avec le royaume et son peuple, serai fidèle à tous et ne me rendrai coupable de trahison, obéirai aux lois de la monarchie et de la magie, tel que j’en fais le serment devant le monde auquel je suis venu – roi, de ce jour.
Il avait parlé calmement et courageusement. Il fut un peu surpris de s’être rappelé la formule si facilement, presque comme s’il l’avait sue d’avant. Tout était calme dans la clairière. Il laissa le médaillon retomber sur sa poitrine.
Questor Thews hocha la tête et passa la main dans les airs au-dessus de Ben.
— Levez-vous, Sire, dit-il doucement. Ben Holiday, roi de Landover, seigneur et suzerain.
Ben se redressa et le soleil l’inonda comme s’il transperçait le plafond de brume. Le silence se fit plus pesant. Questor Thews se pencha lentement et posa un genou au sol. Abernathy l’imita et les deux kobolds se joignirent à eux.
Mais les démons ne bougèrent pas. La Marque était resté en selle et nul ne remuait autour de lui.
— Montrez-leur une nouvelle fois le médaillon ! ordonna tout bas Questor.
Ben se tourna et tendit le médaillon de la main droite, passant ses doigts sur le relief du chevalier, du lac, du château et du soleil levant.
On s’agitait dans les rangs des démons. À cheval sur sa monstrueuse monture ailée, la Marque s’avançait derrière l’écran de brume et d’ombres. Ceux qu’il menait avançaient avec lui.
Ben se figea sur place.
— Questor !
Soudain, un rayon de lumière éclata dans le Cœur, comme si quelque objet brillant avait réfléchi un rayon de soleil. Cela venait de l’orée de la forêt, entre l’estrade et les démons menaçants. Ceux-ci ralentirent, désorientés. Ben et ses amis se tournèrent.
Un cavalier sortit des brumes.
C’était le chevalier que Ben avait rencontré dans le couloir temporel qui reliait son monde à celui-ci, le chevalier qui figurait sur le médaillon, statue de fer cabossée et sale sur un cheval fatigué. Sa lance était posée, droite, dans un étui ménagé sur le côté de sa botte. Il se tenait immobile. On l’aurait cru taillé dans la pierre.
— Le Paladin ! murmura Questor, incrédule. Il est revenu !
La Marque se dressa sur sa selle, sa tête de mort tournée vers le chevalier. Les démons s’évanouirent dans la brume autour de lui, et l’on entendit des gémissements de crainte. Le chevalier ne bougeait toujours pas.
— Questor, que se passe-t-il ? demanda Ben.
Mais le magicien secoua la tête sans mot dire.
Le démon et le chevalier se toisèrent encore un instant dans la tache de soleil du Cœur, comme deux animaux qui se jaugent. Puis, la Marque leva un bras et sa tête s’inclina imperceptiblement vers Ben. Cabrant sa monture, il retourna dans les ténèbres, son armée derrière lui. Des cris et des geignements brisèrent le silence, le vent se leva et les sabots se remirent à tambouriner. Les démons disparurent dans les airs, comme ils étaient venus.
L’obscurité recula, et le soleil revint. Ben cligna des yeux. Lorsqu’il se tourna vers l’endroit où s’étaient tenus le chevalier et son destrier, ils avaient eux aussi disparu. La clairière était vide, à l’exception des cinq personnes debout sur l’estrade.
Il y eut du mouvement dans le sous-bois. Les quelques fermiers et bergers, leurs familles, les chasseurs et le mendiant solitaire revinrent et s’attroupèrent timidement à ras des arbres. Leurs yeux exprimaient la peur et l’incrédulité. Ils n’avancèrent pas davantage, mais un à un s’agenouillèrent.
Le cœur de Ben battait à tout rompre, et son corps était couvert de sueur. Il inspira profondément et se tourna brusquement vers Questor.
— J’exige de savoir ce qui se passe ici, et je veux une réponse immédiate !
Questor Thews, pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, avait véritablement l’air de ne pas trouver ses mots. Il tenta de parler, s’arrêta, recommença et secoua la tête. Ben regarda les autres. Abernathy haletait comme s’il venait de courir. Les kobolds étaient accroupis l’un contre l’autre, les oreilles couchées, les yeux réduits à une mince fente. Ben saisit le bras de Questor.
— Mais répondez-moi, bon sang !
— Sire, je… comment dire… Je n’aurais jamais cru… (Il reprit son souffle, pencha la tête d’un air pensif et haussa les épaules.) Noble Seigneur, je ne sais comment vous dire cela. Ce chevalier, celui du médaillon, qui vient de faire face à la Marque… Il n’existe pas. Sire, nous venons de voir un fantôme !